Jeju : sept ans de lutte contre la militarisation de "l'île de la paix".

Publié le par Nicolas

Du 29 juillet au 1er août 2014 aura lieu sur l'île de Jeju la troisième marche « pour la vie et la paix ». Derrière cet intitulé généreux se cache un mot d'ordre pour le moins simple : « Non à la construction de la base navale de Gangjeong », du nom d'un petit village de 1200 âmes situé au sud de l'île la plus majestueuse de Corée du Sud. Avec en trame de fonds, l'intensification de la militarisation du Nord-Est asiatique et tous les risques d'escalade qui vont avec.

La lutte semble a priori déséquilibrée. D'un côté, l'axe Washington-Séoul et son alliance militaire et économique vieille de soixante-dix ans. De l'autre, quelques dizaines de paysans et pêcheurs luttant pour la préservation de leur mode de vie et accompagnés d'activistes pour la paix et les droits humains. Depuis janvier 2007, la lutte contre la construction de la base navale de Gangjeong cristallise l'éternel antagonisme entre démocratie d'un côté et intérêts économiques et militaires de l'autre. En même temps, elle révèle un entrelacement d'enjeux locaux et régionaux et une multiplicité d'acteurs aux préoccupations bien différentes.

Au cœur du « pivot asiatique »

Annoncée dès 2002 et supposée opérationnelle à partir de 2015, la base de Gangjeong doit pouvoir accueillir une vingtaine de navires de guerres (coréens principalement mais américains aussi) dont des sous-marins, des porte-avions et des navires anti-missiles pour un coût total qui avoisine le milliard de dollars. Dans une région qui apparaît depuis plusieurs années comme le principal nœud de tension économique de la planète (1), l'installation militaire semble davatange tournée vers le voisin chinois que sur l'épouvantail nord-coréen, malgrè les dénégations officielles des autorités sud-coréennes.

Pour y voir plus clair, il faut se remémorer que la stratégie des Etats-Unis en Asie Pacifique, baptisée en 2011 par Obama stratégie du « pivot asiatique », consiste essentiellement à se servir des alliés japonnais (35.000 soldats présents) et coréens (30.000 soldats présents) comme fers de lance d'une politique d'endiguement aux prétentions chinoises en mer de Chine. Artère maritime vitale pour le commerce international, la région recèlerait en outre de formidables ressources pétrolières et gazières. En conséquence, l'escalade des revendications territoriales -tout récemment encore entre la Chine et le Vietnam à propos des îles Paracels et Spratlys (2) mais aussi les frictions régulières entre le Japon et la Chine au sujet des îles Senkaku/Diaoyu- incite une fois de plus les Etats-Unis à endosser le rôle du gendarme intéressé et à renforcer sa présence en Asie Pacifique.

Entremêlement des revendications territoriales en mer de Chine méridionale. Source : Le Monde.

C'est ce contexte de tensions accrues qui alarme les militants pacifistes. Selon eux, la base militaire de Jeju relève plus d'une volonté américaine que d'un véritable élèment de défense nationale pour la Corée du Sud. D'ailleurs, son existence pourrait davantage exposer les habitants de l'île aux tensions et aux conflits venus de mer de Chine, plutôt que de servir à protéger réellement les résidents de Jeju...

Pas de base militaire sur « l'île de la paix »

Les villageois de Gangjeong et les habitants de Jeju composent l'essentiel des forces en lutte contre l'ouverture de la base. Avec le temps, d'autres soutiens sont venus de la péninsule, des pays voisins ou même des Etats-Unis. Tout ces soutiens internationaux, qu'ils soient de passage ou qu'ils aient élu domicile à Gangjeong logent et s'organisent depuis le village dans ce qui a été nommé le « Centre pour la paix ». Depuis le début des travaux en 2007, ils dénoncent les nombreuses dépossessions de terres à l'encontre des paysans de Gangjeong. Pour les habitants de l'île surtout, les travaux sont considérés comme illégaux. Pour être en accord avec la coutume du village en matière de décision collective la décision du maire d'accueillir sur ses terres la base militaire aurait dû également être validée collectivement par l'ensemble des habitants. En lieu et place d'un débat public, le maire fera avaliser sa décision à la va-vite par un échantillon restreint de 87 habitants et en ayant recourt -pour la premièr fois de l'histoire du village- à un mode de scrutin plutôt discutable : les applaudissements. Furieux, le reste des habitants forceront le maire à démissionner avant d'organiser un référendum trois mois plus tard à l'issue duquel 725 personnes diront massivement non à l'arrivée des militaires (94%).

Un désastre ecolo-friendly

D'un point de vue écologique, la base navale de Jeju viendra immanquablement occasionner des dommages sur un des rivages réputé comme l'un des plus beaux de l'île. En 2002, il devenait même « réserve de biosphère de l'UNESCO » tandis que le ministère coréen des affaires maritimes et de la pêche désignait la zone littorale « écosystème maritime protégé ». Tous ces titres n'ont pas empêché le dynamitage de plusieurs parties de la côte, mettant en danger plusieurs dizaines d'espèces animales protégées. En outre, la présence importante de coraux sous-marins rares semble d'ores et déjà menacée par l'altération des courants maritimes provoquée par les travaux. Mais que l'on se rassure. Selon le tour de passe-passe habituel, le greenwashing sera tout de même permis à Gangjeong : le gouvernement a déjà promis que la partie résidentelle de la base serait « ecolo-friendly »...


Trois militants ont pénétré en kayak sur le rocher sacré Gureombi recouvert de barbelés juste avant sont dynamitage en mars 2012.

Pour les pêcheurs de l'île, c'est aussi une importante portion maritime qui sera désormais interdite d'accès, ce qui entraînera immanquablement la mise ne péril de l'activité économique traditionnelle des villageois. Le littoral a par ailleurs été largement bétonné, préalable à l'arrivée des commerces destinés à subvenir aux besoins des militaires et de leurs familles : 25.000 personnes au total. Des commerces et aussi des hôtels, car l'arrivée de la base est censée générer un regain d'activité touristique selon ses concepteurs. À en croire les responsables coréens en effet, la base navale serait un projet à « objectifs multiples », à la fois militaires et civils. Le mouillage permanent de navires de guerre étant supposé draîner un surplus de touristes. On pousse un « ouf » de soulagement pour les villageois qui pouront toujours se reconvertir dans la vente de babioles en plastique.

Face à la justice et... à Samsung

On comprend dès lors la détermination des villageois en lutte pour leur autodétermination alors que l'on s'apprête à les noyer sous le business macabre des armes et du béton. Depuis septembre 2011 a lieu chaque matin -et deux fois le lundi- le rassemblement pacifique organisé par la communauté catholique de Jeju devant les portes principales d'accès au chantier. Parmi les plus réguliers à faire paisiblement obstruction aux allers et venues des camions, on trouve des groupes de femmes, des syndicalistes et des habitants sans titre particulier venus de toute l'île. Dernièrement, les villageois ont également ouvert un site internet destiné à interpeller le pape François, dont la visite en Corée du Sud est prévue pour le mois d'août, dans l'espoir qu'il rende visite aux villageois en lutte (3).

Eté 2013. Un jour de rassemblement devant les portes du chantier de la base navale. Ce jour là, fermiers et étudiants venus de différentes parties du pays se sont joints aux prêtres et soeurs catholiques. Plein d'autres photos sur : http://savejeju.wordpress.com/

Mais malgré les résolutions publiquement répétées des opposants à la non-violence, les condamnations judiciaires ne manquent pas. Au 31 décembre 2013, ils étaient 649 à avoir été arrêtés depuis le début des travaux, 589 à être passés devant un tribunal et 38 à avoir été emprisonnés. Le montant total des amendes cumulées par les villageois et activistes de Gangjeong depuis 2007 s'élève à plus de 3 millions de dollars. Dans la plupart des cas, les activistes sont poursuivis pour « obstruction aux affaires privées» (« obstruction of business ») (4), pour s'être opposés au passage d'un camion ou pour s'être assis à l'entrée du complexe de coordination des travaux. Plutôt que de payer, certains d'entre eux préfèrent effectuer des jours de prison-amende (chaque jour passé en prison réduit l'amende reçue de 50 dollars) de manière à souligner l'injustice profonde à laquelle ils sont confrontés.

« obstruction of business »...

Le rocher Guerombi lui-même

Le cas de Yang Yoon-Mo (양윤모) est symptomatique de la répression acharnée à laquelle doivent faire face les villageois de Gangjeong. Critique de cinéma réputé dans son pays, l'homme de 58 ans est passé quatre fois par la case prison pour ses activités de soutien aux villageois de Gangjeong où il a élu domicile depuis 2008. En 2009, il installe une tente sur le rocher Gureombi, sacré aux yeux des villageois de Gangjeong mais que les maîtres d'ouvrage de la base (dont l'inévitable Samsung) menacent de dynamiter. Le 27 décembre 2010, pour protester contre l'arrivée massive de matériels destinés à la construction de la partie résidentielle de la base navale, les villageois organisent une conférence de presse à la suite de laquelle ils sont tous arrêtés puis relâchés le soir même à l'exception Yang Yoon-Mo qui passera treize jours en prison. Le motif invoqué est rétroactif : Yang a bloqué physiquement le passage de la voiture de l'ex-ministre de la Défense nationale en mars 2010. Rebelote en 2011, Yang est arrêté pour s'être allongé devant un camion de construction et fait 59 jours de prison avant que la justice ne le condamne à un an et demi de prison avec sursis. Pendant son séjour en prison, Yang Yoon-Mo entame une première grève de la faim qui durera 74 jours. Il fera encore 50 jours de prison et 40 jours de grève de la faim, début 2012. L'année suivante, Yang est renvoyé en prison le jour de son anniversaire, le 1ier février 2013. Mais cette fois, c'est l'ensemble de ses peines de prison avec sursis qui tombent : il passera 435 jours en prison et mènera une nouvelle grève de la faim de 52 jours. Toujours aussi déterminé, ses premiers mots après sa sortie de prison le 12 avril dernier, ont été : « Absolutely no naval base! »


Yang Yoon-Mo et plusieurs dizaines de sympathisants lors de sa sortie de prison le 12 avril 2014.

Solidarité internationale

Yang Yoon-Mo a été érigé en véritable symbole de la lutte contre la base militaire par les villageois et les activistes de Gangjeong. Plus particulièrement son dénouement pour la préservation du rocher de Gureombi lui a valu le surnom de « rocher Gureombi lui-même »... ce qui n'a pas empêché le lieu sacré de voler en éclats sous les coups de dynamite des bétonneurs en mars 2012. En outre, le cas de Yang a permi de susciter un intérêt international. Plusieurs personnalités proéminentes comme l'universitaire Noam Chomsky, le réalisateur Oliver Stone ou encore Robert Redford ont en effet pris publiquement position contre l'installation de la base. Surtout, le réalisateur américain Regis Tremblay, après une visite à Jeju en août 2013 a entrepris la réalisation du film « Les fantômes de Jeju » dont le but est selon l'auteur : « d'éduquer le spectateur américain sur le rôle historique du militarisme américain dans cette région et partout dans le monde ainsi que sur son objectif réel : la domination globale à travers la constitution d'une force militaire écrasante » (3)

Oliver Stone lors de la marche de protestation de 2013.

L'intérêt de la démarche de Tremblay réside dans le parallèle historique qui donne le titre à son documentaire et illustre par la même occasion une facette fondamentale du conflit en cours à Jeju. C'est alors qu'il est en train de conduire ses interviews autour de la résistance des villageois de Gangjeong que plusieurs témoins directs et indirects lui font part des « fantômes » que les habitants les plus âgés disent encore apercevoir depuis... 1948. Tremblay ignore alors tout de l'histoire locale et ne peut pas comprendre d'où surgissent ces fantômes du passé.

L'Histoire bégaie

Les fantômes qu'apperçoivent encore les plus vieux habitants de l'île sont rappelés par les cicatrices du passé. En avril 1948 exactement, Washington est en train d'enterriner la division des deux Corées. Des élections pour la désignation d'une assemblée constitutionnelle sud-coréenne sont prévues pour le mois de mai, ce que ne tolèrent pas les habitants de Jeju au premier rang desquels les organisations communistes qui dénoncent cette manœuvre. La manifestation prévue pour le 3 avril 1948 est lourdement réprimée par la police. Celle-ci ouvre le feu sur les manifestants qui, fous de rage, s'attaquent aux commissariats et détruisent les futurs bureaux de vote. Commence alors une année entière de représailles policières et militaires (près de 3.000 soldats seront envoyés par Séoul, accompagnés par des paramilitaires ayant dû fuir la Corée du Nord et particulièrement anti-communistes). Entre 15.000 et 30.000 insulaires trouveront la mort et des villages entiers seront indistinctement rayés de la carte... avec l'aval des généraux américains.

Le retour des militaires à Jeju ne fait donc que ranimer les douleurs du passé et le tribut déjà payé par les habitants de l'île au parti pris militariste. C'est d'ailleurs pour rendre hommage au martyr de ses habitants que Jeju a été très officiellement baptisée « Île de la paix » en 2005 par les autorités centrales de Séoul, après que le président en fonction, Roh Moo-hyun, ait officiellement présenté des excuses aux habitants. Depuis lors, Jeju accueille même un centre de recherche international pour la paix en Asie...

Tandis que le bruit des bottes s'apprête une nouvelle fois à perturber le cours tranquille de l'existence des habitants, on mesure tout le cynisme de la situation actuelle. Par dessus tout, on se rend compte à quel point les intérêts économiques et géostratégiques d'une superpuissance ne s'embarassent ni de démocratie, ni de respecter les morts du passé.

Nicolas.

Se tenir informé(e) :

savejejunow.org
theghostsofjeju.net (site officiel du documentaire de Regis Tremblay)
Sur facebook : save jeju island.





(1) Voir notamment l'article « Guerre des nationalismes en mer de Chine » paru dans le Monde diplomatique de novembre 2012 : http://www.monde-diplomatique.fr/2012/11/KLEINE_AHLBRANDT/48340

(2) Lire, « Q&A: South China Sea dispute », http://www.bbc.com/news/world-asia-pacific-13748349

(3) voir le site internet : http://pope2jeju.org/

(4) Gangjeong Village Story: Monthly Newsletter | May 2014, http://savejejunow.org

(5) « Going to Gangjeong changed my life » http://www.jejuweekly.com/news/articleView.html?idxno=4156. Pour plus d'informations sur le film, visiter : http://www.theghostsofjeju.net/

 

Publié dans Actualité coréenne

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