Inquiétante poussée de zèle répressive de l'exécutif sud-coréen

Publié le par Nicolas

Le 19 décembre 2014 restera comme un jour sombre pour la démocratie sud-coréenne. Dans un vote quasi-unamime de 8 voix contre 1, les membres de la cour constitutionnelle ont voté en faveur de la dissolution du Parti Progressiste Unifié (UPP), un parti de gauche qui luttait depuis 15 ans pour la réunification de la péninsule, le droit des travailleurs et des minorités. C'est pour des faits supposés de « complot contre la constitution libérale du pays » et de connivence avec le Nord que l'organisation vient de tomber. Un nouvel exemple de l'utilisation de l'épouvantail nord-coréen dans la répression de la liberté d'expression.


L'avocat de l'UPP évacué de la salle d'audience au moment du verdict, le 19 décembre 2014.

Peut-être est-ce là l'une des conséquences du raidissement de Séoul à l'égard de son voisin du Nord. Alors que les médias occidentaux ont de nouveau tourné leurs regards sur Pyongyang ces dernières semaines, peu a été dit sur la vague répressive qui touche le mouvement progressiste sud-coréen. Depuis une semaine, on ne compte plus un jour sans qu'un membre de l'exécutif ne s'offre une sortie menaçante à l'encontre des organisations progressistes du pays, et, a fortiori, à l'encontre de celles qui oeuvrent pour le retour d'une paix durable dans la péninsule. Accusées les unes après les autres de collaboration avec le Nord, une demi-douzaine d'entre elles ont été menacées de poursuites judiciaires en vertu de la Loi de Sécurité Nationale, réminiscence de l'ère dictatoriale.

La menace fantôme

Tout a commencé avec l'annonce, vendredi 19 décembre, de la dissolution du Parti Progressiste Unifié (UPP) par la Cour constitutionnelle du pays. Pourtant gratifiée de 10% des suffrages et de 5 sièges de députés aux dernières élections législatives, l'organisation vient d'être purement et simplement dissoute sous prétexte de connivence avec la Corée du Nord. « Le Parti Progressiste Unifié est une présence cancérigène qui menace de faire chuter de l'intérieur la République de Corée. Nous ne devons pas hésiter davantage avant de dissoudre ce parti. » (1) n'avait pas hésité à déclarér le ministre de la Justice M. Hwang Kyo-ahn (황교안) devant la cour, le 25 novembre dernier.

Les avocats de l'UPP ont de leur côté souligner la volonté inquiétante de l'exécutif d'amalgamer une pensée d'opposition à de la connivence avec le régime Nord-coréen pour mieux la réprimer. Interdite de se reformer sous un autre nom, les biens de l'organisation vont être saisis par le gouvernement tandis que ses cinq députés à l'Assemblée seront déchus de leur mandat. Une mesure radicale qui apparaît d'autant plus autoritaire que huit des neufs membres de la Cour constitutionnelle avaient été nommés par le parti Saenuri (새누리당) au pouvoir et que les élus de la Nouvelle alliance politique pour la démocratie (새정치민주연합 - opposition sociale-libérale) à l'Assemblée se sont déclarés hostiles à cette décision. Preuve de l'intensité des débats, l'avocat du parti s'est fait sortir de force de la salle d'audience après avoir déclaré à l'issue du verdict : « Aujourd'hui est le jour où la démocratie est assassinée. L'Histoire jugera ce verdict » (2). De son côté, la présidente Mme Park Geun-Hye (박근혜) s'est officiellement réjouie d' « un jugement historique qui préserve fermement la démocratie libérale ». Mais que pouvait donc bien préparer l'UPP pour mériter les foudres de l'Etat ?


Une histoire d'amalgame

À l'origine du procès intenté au Parti Progressiste Unifié se trouve l'infiltration, en mai 2013, d'un rassemblement de l'organisation par les services du renseignement sud-coréen (NIS). Au cours de cette réunion, M. Lee Seok-ki (이석기), un des députés de l'UPP, prononce un discours dans lequel il évoque notamment la nécessité de « se préparer matériellement et techniquement à renverser le gouvernement si une guerre venait à être déclarée avec le Nord ». C'est en tous cas ce que la NIS a prétendu devant la Justice. Sur la base de cette restranscription, le député Lee sera poursuivit pendant l'été 2013 et finalement condamné pour « conspiration » et « préparation à un soulèvement armé » (deux chefs d'inculpation qui n'avaient plus été utilisés depuis 33 ans en Corée), avant que la Cour d'appel ne retienne finalement que la charge d'« incitation à l'insurrection ». La version de la retranscription livrée par la NIS au tribunal demeure aujourd'hui encore sujette à caution, et des doutes réels quant à une éventuelle réécriture des paroles échangées ce jour-là sont apparus. L'agence a par exemple sciemment choisi d'occulter la partie du discours où le député déconseillait à son audience tout recours aux armes. En vain. Bien que celui-ci se soit défendu de n'avoir utilisé que des formules rhétoriques, M. Lee Seok-ki a été condamné à une peine de 9 ans de prison en appel.

C'est sur la base de ce premier procès, dont le verdict faisait déjà couler beaucoup d'encre quant à ses incidences en matière de liberté d'expression, que l'UPP s'est retrouvée, de fil en aiguille, dans le collimateur du ministère de la Justice. Celui-ci lui reproche notamment de ne pas s'être suffisamment distancié des propos tenus par Lee, considéré comme l'un de ses éléments les plus radicaux, et d'être en définitive dépositaire de ses propos. Pourtant, comme le rappelle l'excellent site Solidarity Stories (3), l'UPP est le seul parti de l'échiquier politique à avoir constamment appelé au retour du dialogue et à une solution pacifique du conflit lorsque la tension politique entre les deux Corées semblait être à son paroxysme entre mars et mai 2013. De manière plus problématique encore, les débats devant la Cour constitutionnelle semblent en partie avoir tourné autour de la référence, présente dans le programme de l'UPP, au concept de « démocratie progressive » que le ministère considère être d'inspiration nord-coréenne. Une conception à charge de la notion de « progressisme » qui laisse malheureusement craindre l'ouverture d'une véritable chasse aux sorcières dans un pays où toute référence à la doctrine politique du Nord est réprimée non seulement par l'opinion mais aussi par la loi. 


Liquidation politique

Avec le recul, l'UPP semble tout particulièrement avoir payé les propos tenus au cours d'un débat télévisé par sa porte-parole Mme Lee Jung-hee (이정희) lors de la campagne présidentielle de 2012. Celle-ci avait en effet rappelé à une Park Geun-Hye furieuse le passé dictatorial de son père (4) et sa collaboration active avec l'occupant japonais pendant la période de la colonisation (1905-1945). Lee Jung-Hee avait ensuite ajouté de manière frontale que sa candidature à l'élection présidentielle n'avait d'autre ambition que de faire tomber la candidate conservatrice. Pour beaucoup, l'actuelle présidente n'aurait jamais digéré l'affront.


Mmes. Lee Jung-Hee et Park Geun-Hye sur le plateau de la chaîne de télévision MBC pendant la campagne présidentielle de 2012.

Cette condamnation spectaculaire vise sans doute également à masquer les échecs de la politique intérieure menée par la présidente et sa majorité conservatrice, dont la côte de popularité est tombée au plus bas ces derniers jours depuis son accession au pouvoir il y a deux ans. Déjà en août 2013, lorsque les services du NIS commençait à instruire publiquement l'affaire Lee Seok-ki de nombreuses critiques se sont demandées si les poursuites n'étaient pas en grande partie motivées par une volonté de détourner l'attention de l'opinion. Au même moment en effet, l'ancien chef du renseignement sud-coréen, M. Won Sei-Hoon (원세훈), devait répondre d'ingérence dans le code électoral du pays concernant l'élection présidentielle de 2012. Au moment de son procès, il apparaissait en effet de plus en plus clair aux yeux des juges et de l'opinion que l'agence de renseignement était intervenue pendant la campagne présidentielle de manière à faciliter l'élection de Mme Park Geun-Hye, via notamment une activité constante de lobbying déguisé sur internet. Pendant tout l'été 2013, des veillées régulières de protestation à la bougie rassemblèrent jusqu'à 100 000 manifestants à Séoul, tous réunis pour dénoncer les ingérences de la NIS dans les affaires politiques du pays et pour réclamer sa dissolution. L'UPP était alors déjà (coïncidence) l'un des porte-voix de la mobilisation, au même titre que des dizaines d'organisations d'étudiants, de professeurs et de prêtres. C'est d'ailleurs à ce moment-là que la côte de popularité de l'organisation atteignait pour la première fois la barre des 10%. Une popularité sans doute perçue comme menaçante et intolérable aux yeux des conservateurs du pays qui ont de tout temps brocardé l'organisation comme « pro Nord-coréenne ».


À quoi sert l'épouvantail Nord-coréen ?

Comme le souligne le politologue Seo Bok-kyung dans le journal Hankyoreh : « c'est une chose de détester l'UPP au point de souhaiter sa dissolution, c'en est une autre de le dissoudre par la force via la Cour constitutionnelle » (5). Et de fait, cette décision apparaît comme sans précédent dans l'Histoire du pays et ce, même en prenant en compte les quelques trente années de régime dictatorial qui suivirent la guerre de Corée. Derrière la condamnation de l'UPP se trouve en effet la très anti-démocratique Loi de Sécurité Nationale (LSN) qui interdit formellement tout contact avec le Nord. C'est notamment en vertu de cette loi que l'internet sud-coréen demeure extrêmement surveillé, que l'accès au web nord-coréen reste strictement interdit et que tout contact entre les familles séparées par la DMZ (la zone démilitarisée qui sert de frontière entre les deux Corées depuis 1953) s'avère impossible. La LSN est, de fait, la plus vieille loi du pays à être toujours effective. Une première version de celle-ci remonte à l'époque de la colonisation japonaise (6). Elle servait alors à mener la guerre contre les partisans de l'Indépendance. En 1948, la version « sud-coréenne » de la LSN devenait officiellement la pierre angulaire du dispositif de terreur politique instauré par le régime anti-communiste de Syngman Rhee (이승만). Elle facilitera, jusqu'à la fin des années 1980, l'emprisonnement, la torture et la disparition systématique des opposants politiques aux différents régimes dictatoriaux.


Le collectif Minkahyup qui lutte pour l'abolition de la Loi de Sécurité Nationale organisait le 16 octobre dernier son 1000e rassemblement hebdomadaire depuis... 1994.

Au tournant du XXIe siècle, les présidences successives des démocrates Kim Dae-jung (김대중) et Roh Moo Hyun (노무현) ont eu pour conséquence notable une reprise des échanges diplomatiques avec le Nord. De manière consécutive, la LSN tomba quasiment en désuétude de 1998 à 2004. Mais celle-ci n'a jamais été abolie pour autant. Avec le retour des conservateurs aux affaires, la Loi de Sécurité Nationale a non seulement été réactivée, mais, chose plus inquiétante encore, sa portée a été récemment étendue. Pendant les trente années de dictature, celle-ci ne visait que les individus et ne permettait ni de dissoudre, ni de confisquer les biens d'une organisation politique d'opposition. C'est en cela que le verdict du 19 décembre constitue un pas inquiétant en matière de répression : parce qu'il est inédit dans sa sévérité et qu'il menace la liberté fondamentale de se réunir de manière nouvelle. Cette décision réactive également une réalité toute locale, issue de la matrice farouchement anti-communiste de l'Etat sud-coréen :
 lorsque le pouvoir choisit de durcir le ton envers le Nord, la répression envers le mouvement social n'est jamais loin. 


Poussée des conservateurs radicaux


En août dernier, pendant la phase d'instruction du procès visant le PPU, le ministère de la Justice laissait déjà présager de velléités de répression tous azimuts. Dans un document remis à la Cour Constitutionnelle et intitulé : « Comment les luttes anti-américaines et les luttes autonomes populaires suivent la tactique du Front Nord-Coréen pour l'Unification », le ministère laissait entendre que toute initiative progressiste pourrait foncièrement être assimilée à de la connivence « pro nord-coréenne ». Le document du ministère citait en vrac : les mouvements d'opposition à la présence militaire américaine sur le sol sud-coréen, les mobilisations de 2006 contre l'accord de libre-échange entre la Corée et les Etats-Unis,
l'opposition à la base militaire maritime de Jeju, les protestations à la bougie contre l'épidémie de vache folle en 2008, et d'autres encore. Peu importe au ministère que ces mobilisations soient motivées par la politique impopulaire des gouvernements de Mme Park Geun-Hye et de son prédécesseur M. Lee Myung Bak. Peu importe qu'elles impliquent la participation volontaire de centaines de citoyens coréens : aux yeux du ministère public, ces initiatives rejoindraient la stratégie nord-coréenne visant à fomenter une rébellion sur le sol sud-coréen.


Rassemblement de protestation contre la dissolution de l'UPP  proclamant "le danger planant sur la démocratie" sud-coréenne, le 20 décembre 2014.

Il y a que le parti Saenuri possède des soutiens des plus zélés qui constituent également la base la plus fidèle de son électorat. Et de fait, dans son entreprise de criminalisation du mouvement social, la majorité conservatrice n'hésite pas à s'appuyer sur la participation active des organisations les plus réactionnaires du pays. Le jour où la Cour constitutionnelle décidait de dissoudre l'UPP, plusieurs organisations de la droite nationaliste déposaient une requête visant à exiger que chacun des membres de l'UPP soit incriminé personnellement de violation de la Loi de Sécurité Nationale. Trois jours plus tard, ce sont les manifestations organisées devant l'hôtel de ville de Séoul qui faisaient l'objet d'un dépôt de plainte, la loi coréenne interdisant toute manifestation de soutien à une organisation dissoute par la loi. Dans les deux cas, la manœuvre est identique : l'extrême droite porte plainte et la police se saisit de l'enquête. Celle-ci a d’ores et déjà déclaré que les déclarations faites au cours des rassemblements par les leaders syndicaux et associatifs solidaires de l'UPP allaient être passées au crible...


Généralisation des procédures

Depuis la dissolution de l'UPP, d'autres organisations et personnalités de gauche se sont retrouvées dans le collimateur de l'exécutif. Le 22 décembre, M. Jang Kyung-wook, un membre du groupe des « avocats pour une société démocratique » voyait huit lieux liés à ses activités professionnelles et militantes être perquisitionnés par la police. Son tort ? Avoir défendu un client accusé (et par la suite acquitté) d'espionnage et d'infraction à la LSN. Par ailleurs, neuf militants de l' «Alliance Coréenne » sont également sous le feu de poursuites pour avoir prétendument exprimé un soutien explicite à la politique Nord-coréenne sur internet. En outre, des opérations de saisie ont été menées fin décembre contre un pasteur, membre d'une organisation civique à qui l'on reproche d'avoir participé à un séminaire en Allemagne. Lors cette réunion, le vice-directeur d'une organisation Nord-Coréenne agissant pour la réunification de la péninsule était également présent (7).

Alors ? Simple manoeuvre pour masquer les échecs de sa politique intérieure ? Ou réelle résurgence de velléités autoritaires ? Les prochaines semaines livreront leur verdict. À l'heure actuelle une chose est néanmoins sûre, plus les semaines passent et plus la défiance entre l'administration Park Geun-Hye et les organisations démocratiques du pays ne cesse de grandir.


Nicolas.

***

(1) http://english.hani.co.kr/arti/english_edition/e_national/666219.html
(2) http://english.hani.co.kr/arti/english_edition/e_national/670008.html
(3) http://isckoreamedia.wordpress.com/2013/09/25/united-progressive-party-commentary-on-nis-fabricated-charge/
(4) Park Chung-hee est resté à la tête de l'Etat Sud-coréen de 1962 à 1979, date à laquelle il a été assassiné.
(5)
http://english.hani.co.kr/arti/english_edition/e_national/670402.html
(6) http://isckoreamedia.wordpress.com/2014/11/12/will-fight-a-thousand-times-over-the-power-of-a-mother/
(7) http://english.hani.co.kr/arti/english_edition/e_national/670404.html

Publié dans Actualité coréenne

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