Comment penser constructivement le rapport entre les deux Corée ?
Plusieurs évènements récents ont de nouveau attiré l'attention des médias internationaux sur les rapports houleux qu'entretiennent les deux Corée. Le 5 mars dernier, l'ambassadeur des États-Unis à Séoul se faisait poignarder par un militant pro-réunification que les médias internationaux se sont empressés de qualifier de « déséquilibré » et les médias sud-coréens de « terroriste ». Puis, deux semaines plus tard, des associations de réfugiés nord-coréens vivant au Sud annonçaient leur intention d'envoyer des ballons contenant des centaines de DVDs du film « The Interview » (1) par-dessus la zone démilitarisée. Excédée, l'armée populaire du Nord menaçait de faire feu sur les ballons pour que ceux-ci n'atterrissent jamais sur leur sol.
Le leadeur nord-coréen Kim Jong-il et le président sud-coréen Kim Dae-jung se serrent la main à l'aéroport international de Pyongyang Sunan en juin 2000.
Dans ces deux cas, comme dans tous ceux qui les ont précédés, la perception du rapport entre la Corée du Sud et son voisin communiste reste pour l'observateur occasionnel largement modelé par le discours médiatique mettant en scène un Nord agressif versus un Sud aspirant à la paix. Toute information qui arrive jusqu'aux oreilles des citoyens occidentaux passe obligatoirement par le filtre qui fait de la République populaire démocratie de Corée (RPDC, Corée du Nord) une source d'instabilité et l'érige comme LA principale menace d'un retour de la paix dans la péninsule.
La RPDC est en outre présentée comme un régime caricatural dont les dirigeants, aussi impulsifs qu'impitoyables, ne prendraient que des décisions irrationnelles et laveraient, génération après génération, le cerveau de leurs concitoyens. Aller de sa petite blague sur la Corée du Nord est devenu un exercice si consensuel qu'il est partagé aussi bien par le journaliste politique (dont les scrupules à dire tout et n'importe quoi à propos de Pyongyang sont équivalents à la crédibilité porté au régime nord-coréen : nuls) que le tonton un peu lourd des dimanches en famille. On se souvient par exemple des 120 chiens affamés qui auraient dévoré l'oncle de Kim Jong-Un ou des footballeurs de l'équipe nationale que l'on aurait envoyés à la mine après leur contre-performance en Coupe du monde. Autant de fantasmes qui transitent la plupart du temps par des médias « sérieux » avant de se répandre comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux et qui en disent long sur une ignorance, parfois complaisamment entretenue, surtout quand l'on prête davantage d'attention au hoax qu'à son démenti.
Le « monstre nord-coréen » versus le « miracle sud-coréen »
Cette conception simpliste du conflit débouche inéluctablement sur une opposition tacite entre le camp du « bien » et celui du « mal », soit exactement ce qui fait le lit d'une propagande de guerre façon George W. Bush. Par ailleurs, la focalisation sur la dictature nord-coréenne a aussi celà de commode qu'elle absout le Sud de toute critique profonde. Trop souvent, le Nord reste présenté comme une pure aberration historique, tandis que nous sommes priés de croire que le Sud serait devenu un modèle de démocratie au-dessus de tout soupçon.
Il ne s'agit pas ici de se poser en juge du vrai et du faux, d'attribuer mérites et démérites aux uns et aux autres, plutôt de souligner en quoi ces postulats manichéens, devenus inquestionnables, ont de problématiques dans la construction d'un rapprochement viable entre les deux Corée. En premier lieu parce que penser à l'intérieur de ces paradigmes biaisés évacuent le poids de l'Histoire dans l'appréhension de cette opposition fratricide. Il est ainsi strictement impossible de saisir la profondeur de l'opposition idéologique entre les deux régimes sans rappeler, que d'un côté, les dirigeants politiques du Sud, maintenus au pouvoir après la Seconde guerre mondiale par l'intervention américaine, sont largement marqués par un passé de collaboration avec l'occupant japonais tandis que c'est autour de la famille Kim et de mouvements de guérilla venus du Nord que la résistance au colonialisme nippon s'est organisée.
Qui menace réellement la paix?
Le rappel de données factuelles peuvent également servir à énoncer un diagnostic plus honnête de la situation actuelle. Un seul exemple suffira ici. Lorsque, de manière cyclique, le régime de Kim Jong-Un présente des velléités de reprise de son programme nucléaire, les condamnations indignées pleuvent de par le monde. Mais parmi les journalistes qui insistent sur les provocations du Nord et les risques qui planent sur le respect d'une paix précaire, bien peu précisent que, de l'autre côté de la ligne de démarcation militaire, environ trente mille militaires américains occupent militairement la Corée du Sud en continu depuis plus de six décennies. Combien de nos lecteurs savent de surcroît que, deux fois par an, des centaines de milliers de soldats américains et sud-coréens sont massés le long du 38e parallèle pour des exercices militaires conjoints vécus par le Nord comme une véritable menace à sa sécurité ? Dans ce contexte, comment imputer à la seule Corée du Nord les menaces qui pèsent sur la paix dans le Nord-Est asiatique?
Depuis la fin de la guerre de Corée, notre manière d'appréhender la situation dans la péninsule coréenne a largement été façonnée par les intérêts militaires américains. Pourtant, il ne suffit pas de caricaturer la propagande grandiloquente qui sévit au Nord pour cerner la complexité de la relation entre les deux pays, ni le problème posé par l'ingérence de l'impérialisme américain dans les affaires qui opposent les deux nations. Par ailleurs, cette opposition simpliste, devenue grille d'analyse spontanée, nous rend aveugles aux enjeux géopolitiques dans la région et qui dépassent largement le cadre des relations intra-coréennes : militarisation accrue de l'Asie Pacifique mettant principalement aux prises les États-Unis et la Chine dans un contexte de lutte pour l'hégémonie économique. Dans ce cadre, la Corée du Nord sert principalement d'épouvantail justifiant le renforcement de la présence militaire américaine (et celle de ses alliés) sur fond de périlleuse montée des nationalismes dans la région (2).
Donner à réfléchir
On l'aura compris, pour nous l'objectif n'est donc pas de se lancer dans une réhabilitation aussi illusoire que vaine du régime nord-coréen mais plutôt de montrer en quoi ce type d'énoncé manichéen est un obstacle à la paix et risque au contraire de déboûcher sur un règlement militaire du conflit. Dès lors, il apparaît nécessaire de contribuer à l'effort pour proposer d'autres manières d'appréhender le rapport entre les deux Corée. Nous avons conscience que cette tâche ne s'effectue pas en un jour et que la plupart des lecteurs francophones partent avec bien peu de notions quant à ce qui se joue réellement entre les deux pays. Nous avons conscience aussi que pour beaucoup, la division de la péninsule coréenne est une affaire lointaine. Mais le lecteur soucieux de s'affranchir des raccourcis idéologiques sur le sujet et d'en apprendre plus sur les logiques de domination politique, économique et militaire menaçant la paix en Asie Pacifique y trouvera certainement une source de réflexion non négligeable.
Outre les textes que nous ne manquerons pas de publier dans les prochaines semaines, saluons aussi le précieux travail d'information réalisé par l'Association d'Amitié France Corée dont les textes d'analyse constituent une ressource précieuse pour penser la réunification « indépendante et pacifique de la Corée ».
Et maintenant, voici une première contribution à ce long travail de compréhension des enjeux historiques et politiques auquel nous avons fait allusion.
Nicolas.
Notes de bas de page :
(1) The Interview est ce film au goût discutable mettant en scène l'assassinat du leadeur Kim Jong-Un par deux agents secrets américains. Sorti fin 2014 aux Etats-Unis, il fit la Une de l'actualité internationale après le piratage des bureaux de Sony, son producteur, par des hackers, piratage que les Etats-Unis ont imputé à la Corée du Nord.
(2) Lire notamment sur le site internet du Monde Diplomatique : Stephanie Kleine-Ahlbrandt, Guerre des nationalismes en mer de Chine (novembre 2012) et sur notre blog Jeju : sept ans de lutte contre la militarisation de "l'île de la paix" (juillet 2014).