Du privilège d'être blanc en Corée du Sud : "Handsome boy" (épisode 2/5)

Publié le par Nicolas.

Vincent Cassel, à l'affiche du film coréen Default, sorti en 2018.

Vincent Cassel, à l'affiche du film coréen Default, sorti en 2018.

Cette série d'articles comporte 5 volets qui seront publiés chaque dimanche à 11h du 3 au 31 mai 2020. Elle fera aussi l'objet d'une lecture par l'auteur sur le podcast De la friture sur les ondes dans le courant du mois de mai.

<= Retour vers l'épisode 1.

Je suis un homme blanc, cisgenre, hétérosexuel et de nationalité française. Entre septembre 2013 et mars 2015, j'ai vécu en Corée du Sud avec ma compagne, adoptée française d'origine sud-coréenne, qui a fait en sorte de pouvoir retourner pour une courte durée, dans le pays qui l'a vu naître. J'ai donc été ce que l'on appelle un "expatrié", puisque c'est ainsi que l'on nomme les Blancs qui émigrent.


Deuxième partie : « Handsome boy »


Notre premier séjour en Corée du Sud remonte à l'été 2012. Nous y avions séjourné 5 semaines pour rendre visite à une amie américaine qui était assistante de langue à Sabuk (사북), dans le nord-est du pays. C'est à Sabuk que pour la première fois de ma vie, je me suis entendu dire par un inconnu que j'étais beau. Je me rappelle que nous étions en début de soirée, nous marchions sur une route étroite et une voiture a ralenti en nous croisant. La vitre s'est abaissée lentement et, avant que j'ai pu réaliser quoi que ce soit, un groupe de jeunes garçons à l'intérieur m'a répété plusieurs fois : « Handsome boy ! Handsome boy ! ». Si en France un groupe d'inconnus m'avait fait ce genre de remarque, j'aurais interprété cela comme une moquerie. Mais dans ce cas précis, leur intonation indiquait qu'il n'y avait aucune facétie. C'était surprenant et pour ainsi dire incompréhensible sur le moment. En Occident, deux hommes hétérosexuels ne s'aborderaient JAMAIS de cette manière en pleine rue. D'ailleurs il n'y avait pas non plus d’ambiguïté sur leurs intentions : j'avais été clairement identifié comme un touriste de passage et il n'y avait aucune volonté de drague dans leur approche. Sur le moment, je n'ai eu le temps de retourner qu'un pathétique « you too ! ». Peut-être la moins pire des réponses sur un aussi court laps de temps...

Je crois que sur ce premier séjour de cinq semaines, j'ai eu le droit 4 ou 5 fois à ce type de remarque, à chaque fois émise par des hommes. Une question se pose : les sud-coréens ont-ils eu vent de la superficialité des Occidentaux pour les flatter de la sorte ? En tous cas, Joohee avait la bonne idée de me ramener sur terre quand je finissais par plaisanter en tentant de tirer ce compliment à mon avantage. Déjà que j'ai les chevilles qui gonflent facilement... Mais il faut me comprendre (ou pas), tout cela était nouveau pour moi.
 

D'autres situations similaires se sont produites lors de notre second séjour. Je me rappelle par exemple d'une drôle de situation survenue à la fin de notre semestre universitaire de coréen, alors que nous étions en excursion scolaire dans les montagnes de Soraeksan (설악산). Joohee et moi avions voyagé dans des bus séparés car nous étions répartis dans des classes différentes (voir l'épisode 1). Voulant la rejoindre à la sortie du bus, j'ai cru entendre distinctement ma prof de coréen me dire : « oublie-la pour aujourd'hui ». Je n'ai pas voulu relever la présence d'un éventuel sous-entendu derrière cette phrase.  Encore aujourd'hui, quand je repense à cet épisode, je me demande si je n'ai pas eu une hallucination auditive.
 

Hyperinflation

Évidemment, tout cela peut monter à la tête. Mais d'un autre côté, il faudrait une bonne grosse tartine de suffisance et d'aveuglement pour croire que j'étais tout d'un coup devenu un « beau gosse », juste parce que j'étais descendu de l'avion. Surtout qu'en matière de beauté, on sait comment la norme de la désirabilité est construite : par des siècles et des siècles de structures et de représentations racistes, patriarcales, grossophobes et validistes qui ont construit historiquement certains corps comme « désirables » au détriment des autres. Tout le monde sait ça, même intuitivement. Enfin presque : il relève quasi exclusivement du privilège du Blanc de maintenir l'illusion naïve de sa beauté « naturelle ». Aussi, je ne vais pas transformer toutes les personnes que j'ai croisées en Corée du Sud en objet d'étude. Ce serait déplacé. Je vais me contenter de dire que j'ai été dans de très nombreuses situations placé sur un piédestal, pour des choses dont j'héritais sans avoir à faire quoi que ce soit. Nul doute que l'histoire impérialiste, l'hégémonie des normes culturelles occidentales et la dévaluation esthétique des peuples anciennement colonisés constituent des facteurs explicatifs... partiels. Partiels parce que la vague culturelle sud-coréenne, la fameuse Hallyu (한류) qui déferle sur le monde depuis les années 1990, a contribué à diffuser des modèles de beauté bien coréens (féminins comme masculins), en Asie d'abord, en Europe ensuite, à travers les stars des dramas ou de la K-Pop qui sont capables de remplir Bercy deux soirs de suite.

Comme tout phénomène social, l'évolution des normes de beauté est donc fluide. Cela ne s'est pourtant pas traduit par une disparation de la norme esthétique blanche comme en témoignent certains "indices" et certaines tendances de long terme. Pour les chrétiens de Corée du Sud -la moitié de la population tout de même-, le Christ est blanc (on devrait plutôt dire "blanchi") comme c'est le cas dans de nombreux autres pays du monde (1)
Dans les boutiques de vêtements, la majorité des mannequins en photo sur les murs sont des femmes blanches. Certaines normes esthétiques (le nez proéminent des Blancs notamment -voir l'épisode 3-) sont jugées suffisamment valorisantes pour qu'elles soient imitées par l'industrie de la chirurgie esthétique à destination des femmes, mais aussi des hommes. Ce ne sont, encore une fois, que quelques exemples, quelques signes, qui ne constituent certes qu'un tableau incomplet.

Certaines anecdotes amusantes viennent d'ailleurs nuancer ce tableau. Durant notre séjour, nous avons rencontré un homme suédois et blanc qui était apparemment venu en Corée du Sud poussé par sa « yellow fever » et son attirance fétichisée pour les femmes asiatiques. Comment je le sais ? Il disait être venu explicitement pour séduire des femmes coréennes. Et au bout de deux ou trois mois, ne parvenant pas à ses fins, il était retourné chez lui. Nous avons également rencontré plusieurs femmes asiatiques qui  refusaient explicitement de fréquenter des hommes blancs à cause d'expériences malheureuses avec quelques-uns de mes congénères un peu trop imbus de leurs personnes. La prétention, ça finit par se voir.


Le deal du siècle

Arrive finalement l'histoire la plus incroyable de mon séjour. Un jour, en prenant le métro, seul, pour aller à l'autre bout de Séoul prendre un cours du soir, je me suis retrouvé assis à côté d'un homme d'une cinquantaine d'années. Cette personne commence à m'aborder, dans un anglais excellent. Rapidement, il commence à sortir son téléphone portable et à me montrer toute une série de photos de lui prises avec des gens apparemment importants. Des célébrités. Des politiques. Je comprends qu'il veut me faire comprendre qu'il est quelqu'un d'important. Et qu'il est plein aux as. Ok. Why not. Apparemment, il travaille dans le nucléaire. Malgré ma faible propension à ressentir de l'attirance pour les signes extérieurs de richesse (et de la sympathie pour ceux qui bossent dans le nucléaire), je veux bien le croire. De toutes façons, je suis coincé avec lui. C'est à ce moment que ce monsieur dévoile ses intentions réelles : il me propose un deal. Il veut me laisser son numéro de téléphone pour que je le rappelle et que nous formions une équipe. Une équipe ? Pour quoi faire ? Pour sortir dans les boîtes de nuit et les bars. Pour quoi faire ? Draguer des filles !! Apparemment ce monsieur avait déjà échafaudé tout un plan qui n'attendait plus qu'à être déployé : lui prévoyait de dépenser son argent (il serait le « grand frère » plein aux as de la chanson de Psy) et montrer les photos contenues dans son téléphone portable, et moi... je devais jouer le rôle de son « pote » blanc. En clair, il aurait suffi, pour remplir ma part du deal, de performer ma blanchité (en y ajoutant peut-être une couche de francité : jouer sur le stéréotype du parisien romantique et du french accent "so cute"), bref, de puiser dans toute l'étendue du prestige supposé lié à ma race sociale.

J'étais tellement surpris que je ne sais même plus exactement comment je m'y suis pris pour repousser son offre. Sans doute ma surprise provenait de ma très faible fréquentation des boîtes de nuit séoulites et de ma méconnaissance des "stratégies" de drague qui s'y déploient. N'empêche, c'est dans ces moments-là que l'on s'aperçoit que, même fauché, un Blanc aura toujours plus de chances de s'en sortir (ok, ici : de plaire) que les autres, toutes choses égales par ailleurs. Nul doute que ce monsieur plein aux as, avec une offre de ce type, aura fini par trouver son partenaire de soirées arrosées.


Fin de la deuxième partie.
 

Retour vers l'épisode 1.                                               


Lire l'épisode 3.
 

[EDIT : vendredi 15 mai 2020] : à la demande de M. Fabien Corbineau plus connu sous le nom de Fabien Yoon, qui a demandé à exercer son droit à l'image, nous avons retiré sa photo de la couverture de cet article. Du point de vue du droit, cette demande est légitime. D'un point de vue politique, nous y voyons un signe de la pertinence de nos écrits. M. Yoon, qui reconnaissait pourtant volontiers dans une interview que les Français "jouissent d'une bonne réputation" en Corée, ne souhaite donc pas voir son image associée à un article sur le privilège blanc en Corée du Sud, lui qui mène actuellement une carrière de mannequin, d'acteur et d'animateur télé expatrié dans ce pays.

Note de bas de page


(1)  On mettra de côté les travaux du peintre Kim Ki-Chang, suffisamment exceptionnels pour être exposés dans des galeries d'art plutôt que dans des églises.

Publié dans Feux croisés

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