Du privilège d'être blanc en Corée du Sud : "Du travail de Blancs" (épisode 4/5)
Cette série d'articles comporte 5 volets qui seront publiés chaque dimanche à 11h du 3 au 31 mai 2020. Elle fera aussi l'objet d'une lecture par l'auteur sur le podcast De la friture sur les ondes dans le courant du mois de mai.
Lire l'épisode précédent.
Je suis un homme blanc, cissexuel, hétérosexuel de nationalité française. Entre septembre 2013 et mars 2015, j'ai vécu en Corée du Sud avec ma compagne, adoptée française d'origine sud-coréenne, qui a fait en sorte de pouvoir retourner vivre pour une courte durée, dans le pays qui l'a vu naître. J'ai donc été ce que l'on appelle un "expatrié", puisque c'est ainsi que l'on nomme les Blancs qui émigrent.
Quatrième partie :
Du travail de Blancs
Très vite après notre arrivée s'est posée la question de gagner un peu d'argent pour ne pas fonctionner exclusivement sur nos économies. Dès la mi-septembre, nous avions trouvé un système pour étudier le matin et gagner un peu d'argent l'après-midi. Une fois les cours de coréen achevés vers midi, Joohee et moi prenions le métro pour aller, chacun de notre côté, donner des cours particuliers de français à domicile ou dans des cafés. Commencer à travailler dès la mi-septembre ne signifiait pas seulement que nous avions besoin de travailler rapidement mais également que nous avions réussi à trouver du travail tout aussi rapidement. Certes, celui-ci était informel. Néanmoins, c'est autant le privilège blanc (dans mon cas) que le privilège d'être français qui nous a servi à glaner rapidement un revenu. En Corée du Sud, la France jouit en effet d'un soft power puissant, construit essentiellement autour de la culture, des arts, de la gastronomie, et du rayonnement symbolique de sa capitale, destination privilégiée par les jeunes mariés. La principale chaîne de boulangerie industrielle du pays (dont vous trouvez une franchise à peu près tous les 300 mètres) s'appelle Paris Baguette et son principal concurrent se nomme Tous les jours (en français sur les devantures). Pour ce qui est des "institutions culturelles", nous avons un jour aperçu en pleine rue une publicité pour le musée du Louvre... situé à quelques 9000 kilomètres de là où nous nous trouvions.
Beaucoup de nos apprenant-es étaient des étudiant-es préparant un voyage d'étude dans l'hexagone. D'autres étaient des expatriés de différentes nationalités (un couple d'américains, un irlandais, une hongkongaise...) ou de riches coréens préparant un voyage en France ou occupant tout simplement leur temps libre. Dans tous les cas, le français était perçu comme une langue suffisamment légitime pour que des individus d'âges variés y consacrent du temps et de l'argent. Même s'il s'agissait là d'un travail non déclaré, nous avons pu subvenir à nos besoins pendant presque 17 mois en nous reposant principalement sur cette activité. Bien que française à part entière, Joohee a eu néanmoins plus de mal à pratiquer ce « petit boulot » avec autant de régularité que moi. La principale raison à cela est à chercher du côté de son allergie aux riches (une part non négligeable de notre « clientèle »), à leurs manières et à leurs exigences. Il y avait en effet une violence symbolique importante à pénétrer dans certaines bâtisses luxueuses, parfois abritées derrière de hauts murs, perchées sur les hauteurs des beaux quartiers. A de nombreux égards, ces maisons ressemblaient à celles du film « Parasite ».
Au fil de ces expériences, la question de la légitimité à enseigner le français ou plutôt à incarner une certaine image du prof de français s'est révélée être un vrai sujet d'interrogation pour Joohee. Les doutes parfois projetés sur ses compétences à enseigner le français en tant que femme asiatique pouvaient provoquer chez elle un certain malaise (qu'on pourrait appeler aussi "charge raciale" (1)) qui l'amenait parfois à renoncer à donner certains cours. Ce n'était pas mon cas et sans ses questionnements, ces problématiques ne seraient sans doute jamais apparues sur mes radars. Même si la société française est de longue date multiraciale, ses principaux ambassadeurs demeurent largement blancs (hommes politiques, acteurs, artistes, etc.). En découle pour les français blancs le privilège d'être perçus comme des représentants dont on ne questionnera jamais la nationalité revendiquée. Dans mon cas, cela a induit un confort mental offert par ma blanchité, ainsi que la garantie que mes compétences ne seraient jamais remises en cause. Et les diplômes dans tout ça? Dans notre cas, ils se sont effacés derrière la race sociale car, ironie de l'histoire, si je n'étais qu'étudiant au moment de notre séjour, Joohee, elle, était déjà professeure certifiée de lettres.
Du privilège blanc à la négrophobie
D'autres personnes racisées que nous avons rencontrées nous ont fait part d'expériences similaires. A commencer par une de nos colocataires originaire du Zimbabwe (nous sommes restés en colocation très peu de temps au début de notre séjour). Alors que les cours du soir, dispensés dans des académies privées, constituent une industrie extrêmement développée en Corée du sud, notre colocataire témoignait de sa grande difficulté à s'y faire embaucher, bien que l'anglais soit sa langue maternelle. Elle était venue en Corée du sud en tant qu'employée pour son ambassade, mais cherchait à compléter ses revenus. Elle nous expliquait que la discrimination prenait des formes explicites dans certaines annonces postées en ligne dont la plupart formulaient un recrutement restreint « aux ressortissants du Royaume-Uni, d'Irlande, des Etats-Unis, du Canada, d'Australie ou d'Afrique du sud ». Par ailleurs, cette colocataire ne sortait presque jamais de sa chambre et y restait enfermée à longueur de journées, comme si elle cherchait à limiter ses interactions avec le monde extérieur. A travers les murs, on l'entendait régulièrement discuter sur Skype avec ses proches... en anglais.
Plus tard, un étudiant américain qui prenait avec nous des cours du soir, nous a raconté une mésaventure du même type. Cet étudiant était métisse et, dans certaines circonstances, il bénéficiait d'un "white pass" (2). D'ailleurs, pour l'anecdote, comme nous étions en hiver la première fois que nous l'avons rencontré, et qu'il portait un bonnet, nous avions d'abord cru avec Joohee, qu'il était blanc. C'est le même genre de prise de conscience qui était à l'origine d'une déconvenue qu'il avait subie. En se présentant pour un travail de prof, l'entretien s'était brusquement achevé au moment, précisément, où il avait retiré son bonnet. Si mes souvenirs sont bons, la personne lui aurait même fermé la porte au nez.
Des adoptés sud-coréens, pourtant de nationalité américaine et donc éligibles à ce type de postes, ont subi des discriminations similaires. On imagine la violence provoquée par de tels refus : ces adopté-es n'étaient ni assez coréen pour évoluer librement dans le pays qui les a vu naître, ni assez américain pour espérer faire valoir ce qu'ils avaient hérité de leur migration forcée. Une condamnation de facto à une forme de double absence (3) et à ses vides identitaires. Quel rapport avec le privilège blanc ? S'il existe des personnes discriminées de manière systématique, c'est que le groupe « de référence » (celui qu'on oublie généralement de nommer : le groupe des blancs) profite, lui, automatiquement de privilèges. Ne serait-ce qu'en accédant aux emplois laissés vacants par la pratique de la discrimination à l'embauche.
Exemption et récompense
Si cela n'est toujours pas clair, alors je peux de nouveau recourir à mon expérience personnelle. Comme nous n'étions pas non plus des « english native speakers », les postes de profs d'anglais nous étaient totalement inaccessibles à Joohee et à moi. C'était pourtant de loin les mieux rémunérés. Allez faire un tour dans la section "emploi" de Craigslist (un site de petites annonces en tous genres, rédigées en anglais) : n'importe quel locuteur natif, ressortissant d'un des pays énumérés plus haut, peut se faire embaucher 4 ou 5 fois en une seule journée, quel que soit son âge ou son niveau de qualification. Il bénéficiera alors d'un contrat en bonne et due forme et d'un salaire supérieur à ses collègues sud-coréens exerçant le même métier et ayant fait des études pour y parvenir. En Corée du sud, il existe même un type de visa spécial réservé aux profs d'anglais : le visa E-2. La plupart des employeurs prennent d'ailleurs en charge un billet d'avion aller/retour avec le pays d'origine. Je ne me plains pas car, en tant que français je n'étais pas en reste. Les privilèges afférant à la médaille d'argent des nations impérialistes ne sont pas mal non plus.
Ne pouvant postuler aux emplois de prof les mieux rémunérés, je me suis retrouvé embauché par une association/entreprise pour le fameux programme de « Cultural teaching » auquel j'ai fait allusion dans l'épisode 3. Il consistait à intervenir de manière hebdomadaire dans des écoles de la métropole Séoulite (et parfois même jusqu'à Incheon, troisième plus grande ville du pays). Il fallait souvent faire entre 1h et 2h de transport en commun pour pouvoir se rendre dans les écoles participant au programme. En fait, le principal avantage de ce job demeurait dans la garantie d'une régularité des revenus. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai signé, les étudiants en cours particuliers ayant une fâcheuse tendance à décommander à la dernière minute. Évidemment, aucun prof anglophone ne participait à ce programme. Pour eux, il y avait bien mieux ailleurs. Par contre, la majorité de mes collègues étaient des ressortissants africains. Beaucoup étaient francophones d'ailleurs, même si leur maîtrise du coréen était telle que je ne m'en rendais parfois même pas compte : avec leur très bon niveau, ils préféraient interagir en coréen lors des réunions d'équipe.
Je n'ai pas participé très longtemps à ce programme parce que l'expiration de mon visa Working Holiday m'a obligé à démissionner. Néanmoins deux choses me restent en tête. Lors de mon entretien d'embauche, à moitié en anglais, à 10% en coréen et le reste en mimes, les patrons m'ont précisé qu'une des consignes données aux professeurs était de se présenter « en costume traditionnel » dans les écoles. Ce sur quoi, ils se sont immédiatement empressés d'ajouter : « évidemment, cela ne vous concerne pas. Il n'y a pas de costume traditionnel en France ». J'ai trouvé cette remarque symptomatique des processus de folklorisation, qui, encore une fois, m'épargnaient, moi, français et blanc. Pour obtenir une visibilité, les peuples du Sud global, sont régulièrement sommées de performer leurs « traditions » passées ... et de s'y tenir. A l'inverse, la France, en tant que nation occidentale « moderne » était, elle, perçue comme « neutre », expurgée de ses particularismes. Avec donc, pour moi, la possibilité de me présenter face aux enfants dans la tenue de mon choix.
Par esprit de contradiction, je me suis mis un point d'honneur à trouver une marinière, des bretelles et un béret pour me construire moi aussi un « costume traditionnel ». Mes parents m'ont donc envoyé ça par la poste, en colis express.
Petite remarque au passage. Si l'on se rappelle mon raisonnement, quelques lignes plus hauts, sur le fait d'être perçu comme un « ambassadeur » de son pays d'origine lorsqu'on enseigne à l'étranger, il est clair que ce job en était l'expression paroxysmique. Dès lors, et c'est elle qui m'en a fait la remarque, il est évident que, pour Joohee, il n'était même pas question de postuler à ce job de french cultural teacher.
J'ai la quasi certitude que mon privilège blanc s'est manifesté à au moins une autre reprise au cours de ma participation à ce programme. Nos interventions dans les écoles se déroulaient par cycles de 6 semaines. Au bout de 6 semaines, tous les « professeurs » recevaient une évaluation de la part des écoles dans lesquelles ils étaient intervenus. Parmi ceux qui obtenaient 100% d'évaluation positive dans TOUTES les écoles où ils étaient passés, la direction en choisissait 3 à qui elle distribuait des primes de 70 000 wons (environ 70 euros, soit un peu plus que pour une matinée d'intervention), en réunion plénière, tout en faisant applaudir les heureux élus. J'ai reçu cette prime dès la fin du premier cycle auquel j'ai participé. J'ai entendu des collègues exprimer à voix haute leur incompréhension. Et pour cause. D'une part, la plupart d'entre eux devaient obtenir 100% de satisfaction sur plusieurs cycles consécutifs avant de pouvoir prétendre à la prime (ce qui n'était donc pas mon cas). D'autre part, prudent comme je suis, j'avais fait le choix d'intervenir dans 3 écoles par semaine pour commencer, là où certains collègues intervenaient tous les jours du lundi au vendredi. Il est évident qu'il est plus « méritoire » (si tant est que ce terme ait un sens) d'obtenir 5 fois la note maximale, plutôt que 3.
La blanchité comme propulseur de carrière
Ces exemples de situations personnelles sont déjà suffisamment parlants. Ils permettent de prendre conscience du fait qu'en matière de privilèges, il y a une partie dont on hérite malgré soi, et une autre que l'on active en connaissance de cause. Après tout, cette prime de 70 000 wons, j'aurais pu la refuser. Je ne l'ai pas fait. Et nous sommes allés le soir même la dépenser dans un restaurant de Hongdae avec Joohee.
En Corée du Sud, certain-es Blanc-hes vont bien au-delà et font le choix d'activer les privilèges liés à leur blanchité et à leur pays d'origine pour bâtir des carrières médiatiques et développer des stratégies rémunératrices d'appropriation culturelle (4). C'est le cas par exemple de la normande Ida Daussy, figure médiatique extrêmement connue en Corée du Sud. Elle atterrit en Corée du Sud au début des années 1990 dans le cadre d'une maîtrise de commerce international, se maintient sur place en tant que prof de français, se marie une première fois à un Coréen et finit par débarquer à la télé en 1995 sur la chaîne KBS, où on lui demande de parler de son couple international. Malgré son faible niveau en coréen à l'époque, Ida Daussy s'est fait remarquer par les médias sud-coréens grâce à ses « Olalala ! » et ses intonations qui font d'elle une frenchie "typique". Un an plus tard, elle joue son propre rôle dans un drama (sitcom coréen). En 1997, elle est chroniqueuse régulière dans au moins 5 émissions de divertissement différentes. Performer sa francité, et ce d'autant plus que l'on a le privilège d'être blanche : il n'en faut pas plus pour se transformer en VRP des émissions de divertissement et des annonceurs publicitaires. En 2005, Ida Daussy reçoit d'ailleurs le prix "image de la France", remis au Sénat par l'association "Femmes 3000".
Même trajectoire pour l'italienne Cristina Confalonieri, transformée en chroniqueuse télé multitâche (commentaires d'actualité, mode, cuisine, restaurants) et égérie des publicités grâce à son identité singulière. Lorsqu'elle s'exprime en coréen, celle qui se fait appeler uniquement par son prénom, hurle et emprunte une voix nasillarde (jugez plutôt). Bancable : la voilà l'invitée de tous les plateaux. Lorsqu'elle intervient dans des émissions sud-coréennes de divertissement, vous pouvez être sûrs qu'une partie de la discussion tournera autour de la question « Cristina fait-elle exprès de s'exprimer comme cela? ». Nous l'avons rencontrée un jour dans un centre de ressources pour expatrié-es pour lequel elle travaillait : la réponse est oui. Et c'est pathétique.
Il suffit donc d'un peu de jugeote, de réseau et de quelques bases en coréen pour tirer profit du prestige dont bénéficie l'Europe dans cette partie du globe. Mais il faut également un ingrédient indispensable : la blanchité, qui fait de vous l'ambassadeur médiatique conforme aux représentations dominantes. On pourrait objecter que le privilège blanc n'a rien à voir là-dedans, que malgré leur superficialité propre aux carrières du show-business, ces exemples sont le fruit d'une attirance des sud-coréens pour « l'étranger ». Ce serait oublier que tous les pays du monde ne sont pas égaux du point de vue de l'intérêt qu'on leur porte. Ce serait oublier surtout que dans les deux exemples développés ci-dessus (toutes nos excuses à Ida et Cristina, il y en a de nombreux autres), on voit se développer le schéma inverse de ce que nous, en Occident, attendons des étrangers lorsqu'ils arrivent chez nous : discrétion et assimilation. Personne n'a fait carrière dans l'univers médiatique français en parlant de bulgogi ou en donnant la recette du mafé. Le rapport de prestige symbolique est encore une fois asymétrique et ouvre en grand la possibilité de construire ce type de carrière à moindre frais. Avec la possibilité en retour, après quelques années passées à se bâtir une renommée hors de France, d'escompter quelques subsidiaires profits dans notre pays d'origine en vendant, au hasard, des recettes de cuisine en français (une forme de pillage mercantile qui relève de l'appropriation culturelle la plus évidente) ou des retours d'expérience qui imitent les formes de la sociologie pour parler de la société sud-coréenne. A ce degré de visibilité et même par simple opportunisme, ces starlettes blanches du petit écran sud-coréen viennent consolider des stéréotypes et des privilèges dont d'autres communautés de migrant-es sont dépourvues.
Moralité : que l'on s'appelle Ida, Cristina ou Nicolas, la blanchité s'avère parfois être l'atout déterminant dont vous avez besoin pour travailler en tant qu'expatrié-e.
Fin de la quatrième partie.
Lire la cinquième et dernière partie.
Notes de bas de page
(1) Il est possible de définir la charge raciale comme la charge mentale propre aux personnes racisées et liée à leurs efforts constants pour échapper aux stéréotypes afférant à leur race sociale (surveiller leur look, leur manière de parler, d'interagir avec les représentants de l'autorité, de circuler dans l'espace public, d'exprimer leurs émotions, etc. etc.)
(2) C'est-à-dire de certaines caractéristiques physiques lui permettant de passer pour un Blanc dans certains contextes.
(3) J'emprunte l'expression de "double absence" au sociologue des migrations Abdelmalek Sayad qui l'utilise dans un sens légèrement différent pour parler des immigrés nord-africains de première génération en France. Lire notamment, La double absence, Des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré (Seuil, 1999).
(4) Pour une définition politique et décoloniale de ce concept, je conseille la lecture du livre de Rodney William qui vient de paraître aux éditions Anacaona (2020).