Du privilège d'être blanc en Corée du Sud : "Prendre conscience de sa blanchité" (épisode 3/5)

Publié le par Nicolas

Cette série d'articles comporte 5 volets qui seront publiés chaque dimanche à 11h du 3 au 31 mai 2020. Elle fera aussi l'objet d'une lecture par l'auteur sur le podcast De la friture sur les ondes dans le courant du mois de mai.

Retour vers l'épisode 2.

Du privilège d'être blanc en Corée du Sud : "Prendre conscience de sa blanchité" (épisode 3/5)

Je suis un homme blanc, cissexuel, hétérosexuel et de nationalité française. Entre septembre 2013 et mars 2015, j'ai vécu en Corée du Sud avec ma compagne, adoptée française d'origine sud-coréenne, qui a fait en sorte de pouvoir retourner pour une courte durée, dans le pays qui l'a vu naître. J'ai donc été ce que l'on appelle un "expatrié", puisque c'est ainsi que l'on nomme les Blancs qui émigrent.


Troisième partie :
Prendre conscience de sa blanchité



Généralement, les personnes naïves ou malhonnêtes qui croient en l'existence d'un racisme anti-Blancs (1) tentent de justifier leurs raisonnements en retournant des situations de micro-agressions sur le mode « moi aussi j'ai déjà été victime d'insultes en tant que Blanc ». En procédant de la sorte, elles espèrent faire croire en l'existence d'une pseudo équivalence entre les expériences vécues par des personnes racisé-es et le groupe majoritaire des Blancs. Tout ceci est évidemment obscène quand on connaît les conséquences matérielles, juridiques, symboliques et psychologiques de la barbarie coloniale et des dispositifs qui actualisent la suprématie blanche dans le présent. Je voudrais ainsi utiliser mon expérience personnelle en Corée du Sud pour souligner qu'il  y a une différence de taille entre le fait d'être renvoyé à sa blanchité et le fait d'être victime de racisme.

Lors de notre semestre de coréen à KyungHee University (경희대학교), nous étions répartis dans des groupes d'une douzaine de personnes de tous âges et de toutes origines. C'est d'ailleurs un bon exercice de décentrement que de constater que les occidentaux n'étaient pas majoritaires. Dans ma classe, mes camarades venaient du Pérou, du Mexique, de Taïwan, de Thaïlande, d'Inde, de Mongolie, du Japon, de Chine (pour deux d'entre eux), de Suède et donc de France. Il est aussi amusant de relever que nous étions deux hommes blancs et que les professeurs, comme les camarades, nous confondaient de temps en temps. Pourtant j'étais brun et Simon (le suédois) était blond. Je devais aussi avoir presque 10 ans de plus que lui. Bref, nous n'avions physiquement pas grand chose en commun à part le fait d'être blancs. C'est donc à notre blanchité que nous étions occasionnellement ramenés. Cette anecdote a pour mérite de rappeler que toute norme est contingente à un espace-temps donné : mes lecteurs blancs seront peut-être surpris de découvrir que dans certaines circonstances, dans les yeux des personnes racisées "Les Blancs se ressemblent", y compris physiquement. Nous qui avons été éduqués toute notre vie à vouer un culte à nos individualités, voilà de la matière pour penser notre appartenance à une entité construite historiquement et qui est déterminante dans les prérogatives que nous nous arrogeons dans notre rapport au monde. Néanmoins, pour en revenir à mon expérience, cette confusion n'a eu aucune incidence sur la manière dont nous étions traités par nos interlocuteurs au sein de la classe. Une fois l'erreur corrigée, je restais Nicolas-shi et mon camarade restait Simon-shi (shi étant une particule honorifique signifiant « monsieur » ou « madame », que nous utilisions pour nous interpeller les uns les autres). En somme, nous avions été confondus, mais nous n'avions pas été réduits à notre blanchité. Pas de quoi en prendre ombrage, donc. Surtout que ni Simon, ni moi n'avions pour projet de nous installer durablement en Corée. Nous étions de passage, nous pouvions bien supporter d'être temporairement "des-individualisés". 

Ainsi, il y a bien une différence de taille, entre le fait d'être objectivé comme une personne blanche et le fait d'être discriminé : à aucun moment nous n'avons été traités comme une minorité au sens politique du terme, c'est-à-dire avec moins de droits que les autres (dans et en-dehors de l'espace de la salle de classe). C'est même plutôt le contraire qui s'est produit. Durant mon séjour en Corée du Sud, j'ai pu très vite travailler, j'ai pu choisir librement le quartier où je logeais, je n'ai pas été contrôlé une seule fois par la police, et j'ai même pu abuser du système de l'immigration du travail, volontairement permissif à l'endroit des expatriés blancs (j'y reviendrai dans le prochain volet). Le simple emploi du terme d'"expatrié" en lieu et place de celui d'"immigré" renvoie au privilège racial, certains "migrants" étant considérés comme plus légitimes et désirables que d'autres. La hiérarchisation des termes induit une hiérarchisation raciale. Comme le souligne cet article paru sur le site du collectif Les mots sont importants :
"Expatrié  est un terme qu’on réserve aux Blancs occidentaux qui partent travailler à l’étranger". Mais cette hiérarchisation renvoie également à une réalité : elle souligne indirectement que nous, les Blancs, ne rencontrons pas les mêmes contraintes que les "expatriés" des pays du Sud lorsqu'ils arrivent en Occident.

C'est aussi une histoire d'objectivation de ma blanchité qui est à l'origine d'un de mes souvenirs les plus tendres. (Retenez ces mots : « l'un de mes souvenirs les plus tendres »). Pendant quelques semaines (en fait, tant que mon visa Working Holiday me le permettait), je participais à un programme de Cultural teaching plutôt mal payé (j'y reviendrai dans la quatrième partie), qui me permettait néanmoins d'intervenir dans des écoles maternelles de Séoul et des environs. Il s'agissait d'intervenir, en français, auprès d'enfants ayant entre 3 et 8 ans (à peu près), en leur disant « bonjour », « comment allez-vous ? » et en proposant de jouer et de chanter avec eux, dans ma langue maternelle (ce qui me convenait très bien), pendant 20 à 30 minutes avant de changer de classe. Chaque intervention occupait une matinée par semaine et l'interdiction stricte de leur parler en coréen m'allait très bien. À la fin d'une de mes interventions, alors que j'avais préparé une séance avec des masques pour évoquer le carnaval, une petite fille de 6 ou 7 ans s'est approchée de moi et, posant son doigt sur mon nez (qui ressortait particulièrement sous le masque recouvrant mes yeux) a dit en coréen : “코가 이상해". "Ton nez est bizarre". J'explosai de rire. Sans le savoir, et avec toute l'innocence du monde, cette petite fille avait mis le doigt sur un élément surinvesti de sens par les processus de racialisation. "Ton nez est bizarre : tu es blanc (2)". Évidemment, pour elle cette remarque était anodine. J'étais peut-être encore simplement différent à ses yeux. Pas encore un Blanc. Cela viendra plus tard.

Et j'ai trouvé ça trop mignon.

Et j'ai explosé de rire.

Vous en connaissez beaucoup, vous, des personnes racisées qui explosent de rire lorsque l'on pointe leur nez en disant « ton nez est bizarre ? » C'est un luxe immense de pouvoir s'amuser des conséquences de la ligne de couleur lorsque celle-ci nous apparaît clairement. Cette attitude témoigne du fait que l'existence du racisme n'affecte pas fondamentalement les Blancs, ou, en tous cas, qu'elle ne nous ébranle pas. Car à aucun moment de notre histoire nous n'avons été déshumanisés comme l'ont été les peuples esclavagisés et/ou colonisés du monde entier. Et aujourd'hui encore, nous n'avons pas à batailler pour que l'on regarde nos corps comme "beaux". Et pour cause : ils sont la norme.

La conclusion est sans appel :
Fuck white tears. Le racisme anti-Blancs n'existe pas. C'est une fable que nous avons inventée pour éviter soigneusement de questionner nos privilèges.

Fin de la troisième partie.

Lire la suite (épisode 4)

Notes de bas de page

(1) Pour une analyse plus complète de ce concept fabriqué par l'extrême droite, lire l'analyse de l'activiste Joao Gabriel sur le site du collectif Les mots sont importants. 


(2Dans les deux moitiés de la péninsule coréenne, le gros nez est de longue date une manière de désigner les Blancs et, au premier chef, les yankees américains.

Publié dans Feux croisés

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