Du privilège d'être blanc en Corée du Sud : "l'Histoire qui nous arrange" (épisode 5/5)

Publié le par Nicolas.

Cette série d'articles comporte 5 volets qui seront publiés chaque dimanche à 11h du 3 au 31 mai 2020. Elle fera aussi l'objet d'une lecture par l'auteur sur le podcast De la friture sur les ondes dans le courant du mois de mai.

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L'amiral Pierre-Gustave Roze (au centre), l'état-major et un quart des marins de la frégate La Guerrière. Photo prise vers 1867, lors d'une visite dans le port de Nagasaki.

L'amiral Pierre-Gustave Roze (au centre), l'état-major et un quart des marins de la frégate La Guerrière. Photo prise vers 1867, lors d'une visite dans le port de Nagasaki.

En matière de rapport à l'Histoire avec un grand « H », on connaît tous la maxime selon laquelle « l'Histoire est écrite par les vainqueurs ». Dans le même ordre d'idées, j'ajouterai que l'un des privilèges des Blancs est d'ignorer (plus ou moins volontairement) tout le passé sanglant de "notre" Histoire européenne, pour ne garder à l'esprit que la partie présentable. C'est particulièrement le cas quand il s'agit d'aborder les crimes de l'époque coloniale et ses répercussions actuelles. Demandez à n'importe quel citoyen français si son pays a déjà tenté des incursions militaires dans la péninsule coréenne, il vous répondra que non.

 


Partie 5 : l'Histoire qui nous arrange


 


J'ai découvert durant mon séjour en Corée du Sud que la France avait eu des velléités d'incursion coloniale en Corée au XIXe siècle. Personne ne m'en avait jamais parlé. C'était en 1866, dans la foulée des guerres de l'opium. C'est au cours d'une excursion touristique sur l'île de Ganghwa-Do, presque par hasard, en visitant un espace muséographique attaché à une vieille forteresse militaire, que nous sommes tombés sur une reconstitution de bataille réalisée à l'aide de figurines. Il m'a fallu plusieurs minutes pour réaliser que les soldats dont la déroute était mise en scène portaient des étendards bleu-blanc-rouge. C'est peu de dire que j'ai eu un choc. D'où pouvaient provenir ces troupes et -plus troublant encore- d'où pouvait provenir ce vide de connaissances ? A peine rentré dans notre appartement de Séoul, je me pressais d'en rédiger une histoire à partir d'informations glanées sur internet. Je découvrais en passant que 145 ans plus tard, le président François Mitterrand avait utilisé une partie des objets subtilisés lors de l'expédition du contre-amiral Pierre-Gustave Roze pour peser dans des négociations commerciales avec les sud-coréens. En d'autres mots, que cette histoire ignorée, s'actualisait pourtant dans le présent.


Le confort de la paresse intellectuelle
 

Ce confort de l'oubli vaut également pour les discours prévalents quant à la séparation des deux Corée. Ici aussi, le besoin de faire de l'histoire et de comprendre s'est très vite fait ressentir. Et ce d'autant plus que la militarisation de la frontière avec la Corée du  Nord est l'objet d'une mise en tourisme malsaine. Au passage, nous avons toujours refusé d'effectuer cette excursion - que nous estimions voyeuriste - jusqu'à la frontière, d'ailleurs réservée aux touristes étrangers car les citoyens sud-coréens, eux, ont interdiction de l'entreprendre (aujourd'hui encore, les deux Corée n'ont toujours pas signé d'accord de paix). La plupart des occidentaux ignorent tout de l'histoire de la guerre de Corée et se contentent de souscrire à une lecture manichéenne de l'histoire. Dès lors, les fantasmes sur « la vie au Nord » prospèrent avec une facilité déconcertante dans nos pays et dans nos médias, tant l'opinion est peu regardante sur le sujet. Un minimum de décence voudrait que le citoyen lambda prétendant avoir un avis sur la question connaisse au moins les faits suivants :
 

  • Le régime nord-coréen a bâti sa légitimité à gouverner (et sa propagande officielle) sur le combat mené contre les troupes impérialistes japonaises qui ont occupé la péninsule durant la Seconde Guerre mondiale (en fait le Japon annexe la Corée dès 1910). A partir de 1948, Kim Il-Sung accède au pouvoir et poursuit l'épuration des anciens collaborateurs pro-japonais. A l'inverse, dans leur lutte acharnée contre le communisme, les américains n'ont pas hésité à soutenir d'anciens collaborateurs notables comme le général Park Chung-Hee au pouvoir de 1962 à 1979,

  • Entre 1946 et 1950, c'est-à-dire avant même le début de la guerre de Corée, la répression anti-communiste menée par le président Syngman Rhee (en exil aux Etats-Unis pendant l'occupation japonaise) a fait 200 000 victimes dans le sud de la péninsule,

  • L'armée américaine a déversé plus de napalm en Corée du Nord que durant la guerre du Vietnam et plus de bombes que durant toute la Seconde Guerre mondiale. Le général Mac Arthur a également sérieusement envisagé de recourir à la bombe atomique avant de se raviser. Au final c'est toute l'infrastructure économique nord-coréenne qui a été réduite à l'état de ruine entre 1950 et 1953,

  • L'armée américaine n'a toujours pas quitté le territoire sud-coréen près de 80 ans après la fin de la guerre et s'oppose systématiquement aux gestes de rapprochement initiés par les progressistes sud-coréens,

  • La France a participé à la coalition anti-communiste (sous mandat de l'ONU) lors de la guerre de Corée et participe encore occasionnellement aux exercices militaires conjoints qui ont lieu deux fois par an à la frontière maritime avec la Corée du Nord,

  • Aujourd'hui encore, l'épouvantail communiste est un moyen pour l’État sud-coréen de criminaliser tout syndicat ou tout mouvement social un peu trop véhément. La loi dite "de sécurité nationale", datant de 1948 et héritée d’une période dictatoriale est par exemple toujours en vigueur. Elle interdit notamment aux familles séparées par la très mal nommée "zone démilitarisée" de se contacter (même à l'étranger), sous peine d'être accusées d'intelligence avec l'ennemi.

Il ne s'agit pas pour moi de faire l'apologie d'un régime par rapport à l'autre. Je n'en connais pas davantage sur la guerre de Corée et sur l'état présent des relations inter-coréennes que ce que j'ai pu en lire dans quelques livres (1) et sur internet. Autrement dit, il est possible de se documenter sur le sujet si l'on veut arrêter d'en parler de manière expéditive. L'intérêt de faire de l'Histoire est justement d'éviter de se vautrer dans des simplifications qui n'aident personne à comprendre et à avancer, surtout quand l'issue est aussi douloureuse : 3 millions de morts et un pays toujours coupé en deux.

Quand le roman national s'exporte à l'étranger

Le plus étonnant est sans doute qu'à l'inverse, malgré son histoire impérialiste, la France, et au-delà l'Europe, continuent d'être perçues par les Coréens eux-mêmes comme le produit d'une histoire glorieuse. Un dimanche, alors que nous visitions le musée national d'Histoire contemporaine de Séoul, comprenant que j'étais français, un homme d'une quarantaine d'année est venu m'aborder (notez qu'il s'est adressé à moi et non à Joohee qui s'est d'ailleurs éloignée de la discussion quand elle a compris qu'elle n'était pas invitée à y prendre part). D'abord confus, j'ai vite compris ce qu'il essayait de me dire :  nous les français étions selon lui "supérieurs" (il mimait la supériorité par des gestes de la main) aux coréens et à leur histoire, parce qu'en France nous avions eu le courage de décapiter notre roi. Lecture assez simpliste (peut-être d'ailleurs que cet homme essayait de me flatter), qui fait fi du fait que Louis XVI n'est pas le dernier roi de France. Problème : j'étais bien incapable de répondre en coréen... Disons qu'au moins cet homme avait quelques connaissances sur l'Histoire de France. A l'inverse, peu d'Européens peuvent se targuer d'avoir des connaissances sur l'histoire de la péninsule coréenne. 

Ici aussi, il y avait un rapport d’asymétrie : je crois avoir lu quelque part que les épisodes révolutionnaire de 1789 et bonapartiste sont enseignés partout dans le monde. En tous cas, j'ai vu des figurines de Napoléon dans les écoles dans lesquelles je suis intervenu. Y enseigne-t-on que Bonaparte est le seul dirigeant politique au monde à avoir rétabli l'esclavage ? Rien n'est moins sûr. La France a non seulement une haute image d'elle-même, mais elle exporte également ses mythes mensongers à l'étranger.

 


Conclusion : Trahir le silence

 

Nommer le privilège blanc dont j'ai bénéficié pendant 17 mois en tant qu'expatrié et en présenter quelques aspects concrets demeure l'objectif principal de l'exercice auquel je viens de me livrer. Pour citer Peggy Mc Intosh, la plupart du temps "on enseigne avec soin aux Blancs à ne pas reconnaître le privilège blanc" :

"On m'a appris à voir le racisme uniquement dans des actes individuels méchants, et pas dans des systèmes conférant une prédominance sur un groupe."

Peggy Mc Intosh, Privilège blanc : Déballer le sac à dos invisible

Nous nous rappelons que, dans l'histoire décrite ici, il s'agit plus particulièrement de parler des privilèges dont jouissent les expatriés blancs en Corée du Sud (chacun est libre d'étendre les anecdotes qu'il aura lues ici à sa propre expérience personnelle).  En voici un résumé conclusif :

1. Être un homme blanc m'a permis de disposer des documents administratifs nécessaires pour voyager et me maintenir 17 mois en Corée du Sud, avec des moyens financiers somme toute assez modestes,
2. Être un homme blanc m'a permis de bénéficier de compliments lorsque je m'engageais dans l'apprentissage du coréen,
3. Être un homme blanc m'a donné la confiance nécessaire pour parler le coréen (même en ne le maîtrisant que très partiellement),
4. Être un homme blanc m'a permis de retrouver des modèles de "beauté" qui partageaient ma race sociale même à 9000 kilomètres de chez moi (il m'a même permis d'être ponctuellement assimilé à l'un de ces modèles),
5. Être français m'a permis de très vite trouver des petits boulots pour subvenir à mes besoins, être blanc m'a permis d'exercer ces petits boulots de prof particulier sans avoir à craindre de remarques sur ma légitimité à l'exercer,
6. Être un homme blanc m'a permis de pouvoir me loger dans le quartier de mon choix sans avoir à craindre d'être discriminé,
7. Être un homme blanc m'a permis de vivre 17 mois en Corée du sud sans être contrôlé une seule fois par la police,
8. Être un homme blanc m'a permis d'obtenir plus rapidement que mes collègues une gratification liée à mon travail,

9. Être un homme blanc m'a permis d'être considéré comme un ambassadeur de mon pays d'origine sans que personne ne mette en doute ma légitimité à incarner symboliquement cette fonction,
10. Être blanc m'a permis d'ignorer la violence de l'histoire coloniale du pays dont je suis le ressortissant pour ne retenir que les aspects glorieux et valorisants de la culture française ("Paris", "le musée du Louvre", "la Révolution française", etc.),
11. Être blanc m'a permis de bénéficier du prestige symbolique dont la France est porteuse : culture, gastronomie, Histoire, etc.
12. Être blanc a permis à plusieurs de mes compatriotes et à d'autres personnes partageant ma race sociale d'entreprendre des carrières médiatiques en racontant simplement leur vie.
... Et la liste peut continuer !


Par ailleurs, n'oublions pas que je ne voyageais pas seul. Pour Joohee, mon privilège blanc (et notamment l'attention que je focalisais régulièrement) fut une chose tellement omniprésente que le seul fait d'avoir entrepris ce voyage avec moi a pu, à plusieurs occasions, la déstabiliser et lui faire perdre de vue ses objectifs premiers. En tous cas, son expérience de retour dans le pays qui l'a vu naître en a été forcément altérée. C'est cette certitude qui, à plusieurs reprises, lui a fait émettre le souhait d'effectuer un jour un autre voyage en Corée sans que je l'accompagne.

Dénoncer le privilège blanc, et après?

Pour autant, compiler ces anecdotes est-il un travail suffisant? Après tout, comme l'écrit la philosophe afroféministe brésilienne Djamila Ribeiro (2), après avoir dénoncé le privilège blanc, les individus qui s'adonnent à cette pratique restent des Blancs.  En effet, comme me l'a fait remarquer Joohee, le fait de bénéficier de retours positifs et d'une certaine reconnaissance pour avoir entrepris cette série d'articles est une autre manifestation du privilège blanc. Les Blancs qui s'expriment sur leurs privilèges risquent d'attirer l'attention sur eux aux dépens des racisés qui effectuent une réflexion similaire sur une base quotidienne. Par ailleurs, ce serait une erreur de penser que ce travail est le fruit d'une illumination personnelle. Il n'est que le produit de rencontres, de lectures, d'échanges, de discussions avec des personnes racisées et militantes.

"Parler du privilège blanc nous rend à nouveau responsable" écrit encore Peggy Mc Intosh. Car on l'oublie trop souvent, le racisme est aussi un problème de Blanc. A partir de cette prise de conscience, nos conduites individuelles doivent évoluer en conséquence. Idéalement, après lui avoir donner corps, l'étape suivante consisterait à se poser la question de comment faire pour le diminuer ou, lorsque cela est possible, le mettre au service des groupes de personnes racisées en lutte contre le racisme structurel.

Ma conviction personnelle est que parler de privilège blanc de manière isolée n'a pas grand intérêt. Il convient toujours d'en faire un écho aux expériences de discriminations subies par les personnes racisées et aux théories critiques que ces mêmes personnes produisent pour y mettre fin. Ce sont les premiers concernés qui doivent fixer pour et par eux-mêmes le cadre et les moyens de la lutte. Pour le dire autrement : en matière de lutte anti-raciste, les Blancs ne doivent pas être au centre de l'attention. Ils doivent se comporter en alliés lorsque c'est possible, se taire et écouter le plus souvent possible et renoncer à prétendre incarner la prééminence de la lutte. 

 

Sur le privilège de voyager

Ce travail de mise à nu du privilège blanc gagnerait à être mené à partir de situations similaires à celles que j'ai décrites, mais dans le contexte hexagonal. Parce qu'il y est encore plus insidieux et sans doute considéré comme plus "naturel" pour les Blancs qui demeurent insensibles à ces problématiques, dans une république qui se proclame "une et indivisible" mais qui discrimine quotidiennement. Néanmoins, la question du voyage à l'étranger constitue bien un enjeu à part entière et ce d'autant plus qu'il demeure en France toute une mystique autour du voyage, « de l'ailleurs », de la « découverte d'autres horizons ». Derrière des postures à priori ouvertes et apolitiques, se cachent bien souvent des prétextes pour consommer des espaces, des cultures, voire des corps. La dimension pour ainsi dire coloniale du voyage (surtout lorsqu'il a lieu dans les sociétés du Sud global), est toujours tue. Pourtant, rares sont les espaces où cette « découverte» se réalise sur un pied d'égalité (que l'on pense seulement au personnel des hôtels, des transports ou de l'économie informelle dont l'existence dépend de la manne touristique...). J'entends déjà certains lecteurs maugréer, mais cette inégalité n'est pas seulement le fait de notre puissance économique. Je ne l'ai pas précisé dans mes articles, mais le niveau de vie en Corée du Sud est globalement similaire à celui de la France (le revenu par habitant des Coréens a même dépassé celui des Français en 2018). Dès lors, pour expliquer les traitements favorables dont j'étais l'objet, il ne reste plus que la variable de la race et du privilège symbolique associé au fait d'être européen.

Depuis notre retour, avec Joohee, quand un ou une ami-e nous annonce qu'il part en trekking au Maroc ou aux Antilles pour l'été, nous avons instinctivement envie de répondre : « Et pourquoi pas les Pyrénées ? » C'est sans doute excessif (et le risque de retomber dans une posture morale est grand) mais disons que voyager est rarement pensé en termes de privilèges, plus souvent en terme de prérogatives. Et c'est là que le danger commence. Quand on se considère « partout chez soi », la manière d'interagir avec les autres est souvent négligée.

En ce qui me concerne, après avoir entendu maintes et maintes fois que Joohee a été chanceuse de pouvoir être accompagnée dans ce voyage, je suis désormais en mesure de retourner cette proposition et d'affirmer que je m'estime infiniment chanceux d'avoir pu partager avec elle cette expérience et d'avoir eu une occasion de prendre conscience de mes privilèges.


FIN.


Notes de bas de page

(1)
Sur le sujet je conseille notamment PARK Kun-Young (Ed.), Inter-Korean Relations : Family or Enemy?, éditions Hollym (2014).

(2) Lire notamment, Djamila Ribeiro, Petit manuel antiraciste et féministe, éditions Anacaona (2020).

Publié dans Feux croisés

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