Sewol : « Le véritable tueur n'est pas le capitaine, c'est le néolibéralisme ».

Publié le par Nicolas

Le Naufrage du Sewol le 16 avril dernier occupe la une des médias sud-coréens en continue depuis trois semaines et rend palpable la tension dans les rues de Séoul. Il faut dire que la tragédie est immense : plus de 300 victimes dont la plupart étaient des lycéens en voyage scolaire. Derrière l'incurie coupable du personnel de bord résident également, à d'autres niveaux de responsabilités, des facteurs politiques et économiques qui font de cette catastrophe un sous-produit de la dérégulation du marché qui travaille la péninsule coréenne depuis la fin des années 1990.



Le véritable tueur n'est pas le capitaine, c'est le néolibéralisme”. Dans un article paru le 26 avril sur le site internet du journal allemand Frankfurter Allgemeine, le philosophe coréen Han Byung-chul décrivait le naufrage du Sewol comme « une métaphore de nos sociétés modernes » (1). Pour lui, la présidente Mme Park Geun-hye a beau avoir qualifié le capitaine du bateau, M. Lee Joon-seok d' « assassin », il n'en demeure pas moins que « la personne qui doit endosser au premier chef la responsabilité de la tragédie est Lee Myung-bak [prédecesseur de la présidente Park Geun-hye], celui qui a promu les politiques néo-libérales du pays » (2).

C'est en effet le résultat du jeu politique et médiatique que d'avoir focalisé l'attention sur l'irresponsabilité (avérée) de l'équipe navigante au moment où le Sewol a commencé à sombrer. Comme pour tenter de faire oublier la lenteur des opérations de sauvetage et la communication calamiteuse à l'égard des familles des victimes (aux premières heures du drame le gouvernement coréen annonçait être parvenu à sauver près de 300 personnes avant de diviser ce chiffre par deux dès le lendemain). Au-delà de cette seule focalisation, il s'agit de considérer ici les responsabilités combinées de trois acteurs distincts, avant, pendant et après la tragédie : le personnel navigant bien sûr, mais aussi la compagnie maritime Cheonghaejin (청해진), opérateur du Sewol. Sans oublier les gouvernements néo-libéraux qui se succèdent en Corée du Sud depuis plus de 15 ans.


Un capitaine... travailleur non déclaré

L'effondrement professionnel du personnel de bord alors que le bateau commençait à prendre l'eau le matin du drame a largement été démontré. Pendant les 40 minutes qui se sont écoulées avant que le bateau ne se retourne complètement, la quinzaine de membres qui constituaient l'équipage n'a strictement rien entrepris pour faire évacuer le navire. La seule consigne donnée aux passagers a été de rester dans leurs cabines où la plupart d'entre eux ont fini prisonniers des eaux. Au contraire, le personnel de bord, dont le capitaine, a fait partie du premier groupe à être évacué par les équipes de sauvetage, tout simplement parce qu'ils étaient les seuls à attendre sur le pont du bateau quand les hélicoptères sont arrivés. Cette irresponsabilité meurtrière a été largement pointée du doigt et ce jusque dans les médias étrangers. Aujourd'hui, au moins trois membres de l'équipage risquent la prison à vie pour avoir abandonné le navire en violation avec les lois maritimes du pays.

En Occident, le regard porté sur la tragédie ne pouvait manquer de charier avec lui son lot de lectures culturalistes. Dès le 18 avril, une journaliste de CNN mentionnait la culture coréenne de l’obéissance des plus jeunes envers les aînés – autrement dit une attitude issue du confucianisme – pour expliquer que les lycéens aient suivi scrupuleusement l’ordre fatal du capitaine (3). Ce type d'explications, s'il peut éventuellement être pris en compte parmi d'autres facteurs matériels (et à condition de faire strictement attention de ne pas considérer cette culture de la confiance aveugle en la hiérarchie comme spécifiquement coréenne ou même asiatique), présente à la fois l'avantage (pour les journalistes) et l'inconvénient (pour les familles des victimes) de faire l'économie d'une enquête sérieuse sur les circonstances du naufrage. Combien de ces mêmes médias ont souligné par exemple que le capitaine M. Lee Joon-seok, ainsi que huit autres membres du personnel de bord sur les quinze que comptait le Sewol, étaient des travailleurs non-déclarés?

Arrestation du capitaine du Sewol M. Lee Joon-seok, travailleur non-déclaré.

Exactement la même proportion de ces membres (9 sur 15) étaient engagés depuis moins de six mois par la compagnie. L'épluchage des comptes de la compagnie Cheonghaejin par les enquêteurs a par ailleurs montré que malgré un chiffre d'affaires de 32 millions de dollars en 2013, celle-ci n'avait consacré que 500 malheureux dollars en matière d'éducation du personnel aux règles de sécurité. Comme le souligne le philosophe Han Byung-chul « avec de telles conditions de travail, il est difficile de développer un sens des responsabilités et de la dévotion ». En outre, c'est le troisième lieutenant qui était à la barre au moment où le Sewol commença à sombrer au milieu d'un parcours réputé particulièrement difficile à cause de ses très forts courants. Âgé de 25 ans, c'était seulement la deuxième fois qu'il était à la barre au moment de franchir ce passage délicat.


Activité double

L'opérateur Cheonghaejin Marine Co. paraît par ailleurs avoir compilé les manquements graves aux règles de sécurité les plus élèmentaires. En situation de monopole sur la ligne maritime entre Incheon et Jeju, la compagnie possédait jusqu'au 16 avril dernier deux ferrys (le Sewol et un autre navire baptisé l'Omahana) destinés à assurer cette liaison, de loin la plus rentable des routes maritimes domestiques. Poussé par une logique de rentabilité, l'opérateur avait effectué d'importants travaux sur le Sewol destinés à augmenter sa capacité d'accueil au moment de son acquisition. Le problème, c'est qu'en ajoutant deux étages supplémentaires sur l'arrière du bateau, le centre de gravité de celui-ci a substantiellement été modifié... contribuant vraisemblablement à son instabilité au moment du naufrage. En outre, après avoir inspecté l'Omahana (le navire sœur du Sewol) les inspecteurs ont trouvé que 40 canaux de sauvetage ainsi que l'ensemble des toboggans d'évacuation d'urgence à bord étaient inopérants tandis que les équipements destinés à fixer voitures et containers au sol du navire étaient inutilisables ou inexistants.

Officiellement supposée se borner au transport de passagers, Cheonghaejin Marine Co. faisait en sous-main de l'approvisionnement en fret vers l'île de Jeju. Cette activité illégale était même depuis 2011 devenue plus rentable que le transport de passagers lui-même, et ce d'autant plus qu'en déclarant transporter principalement des voyageurs, Cheonghaejin Marine Co. était exemptée de taxes sur l'importation de marchandises par les autorités portuaires de Jeju. Plus dramatiquement encore, cette double activité menait la compagnie à mentir aux autorités portuaires sur le tonnage exact de chaque navire quittant le port d'Incheon, histoire d'augmenter toujours davantage le volume de la cargaison. C'est ainsi qu'au moment de la tragédie, le Sewol transportait 3 608 tonnes de marchandises soit 3,7 fois plus que ce que l'organisme coréen en charge du registre des navires l'avait autorisé à transporter au moment de sa mise en circulation (4). Pour l'ensemble de ces irrégularités, le PDG de Cheonghaejin Marine Co. M. Kim Han-shik a été arrêté le 9 mai dernier.

Complaisance politicienne

Coupables d'avoir laissé le Sewol quitter Incheon avec un tonnage beaucoup trop élevé, les autorités portuaires d'Incheon, l'autorité de sûreté maritime ainsi que divers organismes en lien avec la surveillance maritime font aujourd'hui l'objet d'enquête pour corruption. C'est que les pratiques de la compagnie Cheonghaejin semblaient bien établies et n'ont pas pu perdurer aussi longtemps sans la complicité d'un ou plusieurs de ces acteurs. Plus généralement, la part croissante du travail disssimulé dans l'économie coréenne (et des petits arrangements avec les agents chargés de l'application du code du travail) est une conséquence directe des politiques néo-libérales imposées par le FMI à la fin des années 1990. On estime aujourd'hui qu'un travailleur sur trois n'est pas déclaré et ne bénéficie donc pas de la protection offerte par le droit du travail coréen. Nombreux sont par exemple les déboires vécus par des étudiants embauchés à temps partiel et ne parvenant pas à se faire payer une fois leur travail terminé. L'une des membres du Sewol avait d'ailleurs pour seul contrat un engagement oral passé la veille du départ... On imagine aisément qu'en matière de conditions de travail et de sécurité, cette statistique dégradée du nombre de travailleurs officiellement déclarés n'est pas sans importance.


Les proches des victimes ont organisé une marche dans le quartier du Palais présidentiel le 8 mai 2014.

 

Sur le plan politique, le premier ministre Chung Hong-won a été contraint de présenter ses excuses et sa démission le 27 avril dernier au nom de la lenteur et de l'inefficacité des opérations de sauvetage. De son côté, la côte de popularité de la présidente Mme Park Geun-hye est en chute libre depuis le naufrage du Sewol. Malgré les marches et les rassemblements de protestation organisés par les proches des victimes, celle-ci refuse toujours de les rencontrer. Mme Park Geun-hye a entamé son mandat en tant que continuatrice des politiques néo-libérales portées par le conservateur M. Lee Myung-bak, chantre auto-proclamé de l'esprit d'entreprise et de la dérégulation du marché du travail. C'est lui par exemple qui, au cours de sa présidence a repoussé de 20 à 30 ans la durée limite légale d'exploitation des bateaux avec passagers. Sans cette mesure le Sewol, racheté une bouchée de pain par l'opérateur Cheonghaejin en 2012, n'aurait pas été autorisé à naviguer le 16 avril dernier.


Nicolas.


(1)
http://www.faz.net/aktuell/feuilleton/unglueck-vor-suedkorea-das-schiff-sind-wir-alle-12911567.html

(2) Un compte rendu en anglais de l'aticle sus-mentionné est lisible ici : http://m.hani.co.kr/arti/english_edition/e_national/635555.html

(3) Sur la prévalence des explications du type culturaliste, lire : http://gestion-des-risques-interculturels.com/risques/naufrage-du-ferry-coreen-15-defaillances-en-matiere-de-culture-de-la-securite/

(4) « The Sewol Tragedy: Part II - Causes and Contributing Factors », http://askakorean.blogspot.kr/2014/05/the-sewol-tragedy-part-ii-causes-and.html?m=1

Publié dans Actualité coréenne

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